Depuis quelques jours, l’annonce du régulateur britannique des jeux, l’UK Gambling Commission (UKGC), a secoué le secteur : elle lance une enquête profonde sur le lien entre jeux d’argent et suicides. Dans quelle mesure le jeu pathologique peut-il conduire à des pensées suicidaires, voire à des passages à l’acte ?
Un plan audacieux pour combler des lacunes évidentes
L’UKGC a récemment dévoilé une feuille de route de recherche révisée, dans laquelle figure l’étude du lien entre les produits de jeu, les comportements des joueurs et les issues les plus graves, dont le suicide. Ce projet entend mettre en lumière les populations vulnérables (comme les minorités ethniques, les publics difficiles à atteindre et les personnes déjà exposées) et suivre l’évolution des habitudes de jeu jusqu’à ce qu’elles deviennent nuisibles.
Ce qui est innovant, c’est l’ambition de produire des données nationales fiables sur les suicides liés au jeu : pensées suicidaires, tentatives avérées ou décès. Le régulateur constate lui-même que des lacunes importantes persistent dans la compréhension de la façon dont des événements ou des circonstances spécifiques mènent au suicide lié au jeu. Par ailleurs, la Commission entend mener la première étude dite de psychological autopsy sur les suicides liés au jeu, afin d’examiner les facteurs comportementaux, contextuels et environnementaux entourant ces drames.
Cet effort s’inscrit dans une approche de santé publique : plutôt que de considérer les actes suicidaires comme des cas isolés, l’UKGC veut les replacer dans un continuum de préjudice lié aux jeux d’argent.
Que savons-nous déjà ? Associations signalées mais preuves limitées
L’annonce du régulateur invite à revenir sur les connaissances existantes. En 2021, une étude conjointe du régulateur et de la fondation GambleAware montrait que les individus identifiés comme joueurs problématiques avaient plus souvent des pensées suicidaires ou avaient tenté de se suicider que le reste de la population : 19 % d’entre eux déclaraient avoir pensé au suicide dans l’année, contre 4 %, et 5 % avaient fait une tentative, contre 0,6 %.
Cependant, plusieurs experts estiment que les chiffres souvent cités (entre 117 et 496 suicides liés au jeu chaque année au Royaume-Uni) reposent sur des méthodologies contestables. Ces estimations proviennent d’une extrapolation à partir d’une étude suédoise sur des patients hospitalisés, appliquée aux données britanniques, démarche jugée imprécise par certains analystes. Par exemple, les victimes hospitalisées présentaient souvent de multiples pathologies (addictions, troubles mentaux ou somatiques), ce qui rend difficile d’isoler l’impact réel du jeu dans le phénomène suicidaire.
En outre, les statistiques officielles anglaises sur les certificats de décès mentionnant le jeu restent très faibles (21 cas relevés entre 2001 et 2016) mais elles sont largement considérées comme sous-estimées, car le jeu n’est pas systématiquement consigné sur ces certificats. En somme, le lien entre jeu et suicide est reconnu comme plausible, mais sans précision ni consensus sur l’amplitude réelle.
Vers des recherches mieux ciblées : les appels à projets
Pour combler ces vides, un programme de financement britannique est déjà en marche. Le Gambling-Related Suicide Research Programme a attribué des subventions à plusieurs projets, parmi lesquels :
- une autopsie psychologique combinant entretiens avec proches, données bancaires, historique médical et dossier de jeu ;
- une étude longitudinale sur les parieurs sportifs, examinant comment les associations entre jeu et idées suicidaires évoluent dans le temps ;
- une recherche sur les parcours de soins et les données de santé corrélées au jeu problématique, afin de tracer des trajectoires de risque.
Ces projets visent à transcender les simples corrélations pour mieux cerner les mécanismes : dettes, pression psychologique, comorbidités psychiatriques, impact sur les proches et les circonstances de vie. L’idée est d’orienter des politiques de prévention plus efficaces et des stratégies réglementaires plus ciblées.
Défis méthodologiques et obstacles éthiques
Une étude sur ce thème ne va pas sans difficultés. Diagnostiquer objectivement un suicide comme étant lié au jeu est délicat : le suicide est rarement dû à un seul facteur. Le jeu peut être un déclencheur parmi d’autres (dépression, isolement, pertes financières, troubles associés). Le défi sera de gérer les facteurs confondants, d’identifier les séquences temporelles (le jeu est-il antérieur au suicide, ou s’aggrave-t-il après une crise ?), et de récolter des données fiables dans un contexte respectueux des proches et du secret médical.
Par ailleurs, les échantillons seront petits : chaque suicide est rare, et la participation des proches ou des institutions médicales peut être sensible. La Commission devra veiller à ce que les entrevues, les données bancaires ou médicales soient utilisées avec consentement, anonymisées et dans un cadre éthique strict.
Une trajectoire vers plus de transparence
L’initiative de l’UKGC marque une rupture : pour la première fois, le régulateur accepte de s’attaquer à ce sujet tabou avec ambition et rigueur. Mais le chemin sera long. L’élaboration de méthodologies robustes, l’accès aux données, l’adhésion des acteurs (hôpitaux, opérateurs, chercheurs, familles) seront déterminants. Si la commission réussit, elle pourrait servir de modèle international pour d’autres pays confrontés à la souffrance invisible liée aux jeux.
Il appartient désormais aux chercheurs, aux pouvoirs publics et à la société civile de porter ce débat au-delà des plateformes de paris, pour redonner aux victimes une place reconnue, et prévenir d’autres tragédies.