Le jeu illégal menace l’équilibre européen

Le marché illégal du jeu en ligne s’impose désormais comme l’une des crises les plus préoccupantes en Europe. Ce phénomène, alimenté par la croissance fulgurante de plateformes offshore non régulées, dépasse largement le cadre économique pour toucher à la protection des consommateurs, à la capacité de régulation des États, et même à l’intégrité du sport. Tom De Clercq, PDG de Napoleon Sports & Casino, analyse la situation.

Une croissance alarmante en 2024

Les données récentes montrent une bascule spectaculaire. En 2024, les opérateurs illégaux ont affiché une croissance de 53 %, surpassant nettement la progression des acteurs régulés, limitée à 30 %. Le constat est brutal : 71 % du marché européen du jeu en ligne échappe désormais aux autorités nationales.

Cette domination écrasante marque un tournant. Dans un contexte où les régulateurs renforcent les exigences, un nombre croissant de joueurs migre vers des plateformes qui n’offrent aucune garantie, aucune transparence, aucune protection.

Un marché légal qui s’essouffle en Belgique

La Belgique illustre parfaitement cette dynamique inquiétante. Alors que les opérateurs licenciés tentent de s’adapter à des règles toujours plus strictes, la fréquentation stagne. Les 155 000 joueurs actifs par jour observés ces deux dernières années montrent une forme de plafonnement. Pire encore, les visites hebdomadaires sur les sites légaux chutent de 614 000 en 2023 à 602 000 en 2024.

Cette inertie laisse la voie libre aux plateformes illégales, qui profitent de la moindre faille. La porte d’entrée vers le marché noir n’a jamais été aussi facile à franchir, notamment pour les joueurs exclus du système légal.

Pourquoi l’Europe perd-elle du terrain ?

Le contrecoup des réglementations strictes

Dans plusieurs États d’Europe de l’Ouest, les restrictions sur la publicité, les bonus ou encore la conception des jeux visent à limiter les risques d’addiction. L’intention est louable, mais les effets secondaires inattendus sont massifs.

Les joueurs les plus actifs, parfois à risque, se tournent vers les sites offshore, où tout est permis : bonus agressifs, absence de limites de dépôts, anonymat renforcé. Résultat : les outils de protection, pourtant renforcés, ne protègent plus ceux qu’ils visent.

La déferlante technologique

L’essor des crypto-casinos et des plateformes utilisant des systèmes de paris prédictifs a bouleversé le marché. Non seulement ces technologies attirent les jeunes publics, mais elles rendent aussi les transactions plus difficiles à tracer.

Certaines plateformes pirates exploitent même des streams sportifs illégaux, utilisant la hausse du prix des abonnements sportifs pour attirer de nouveaux joueurs. Une stratégie redoutablement efficace.

L’effet amplificateur des grands événements sportifs

L’année 2024, marquée par l’Euro et les Jeux Olympiques de Paris, a exercé une attraction sans précédent. Les fans cherchant un accès rapide à des paris plus flexibles se sont tournés vers des sites offshore, qui profitent de ces événements pour mener des campagnes agressives.

Les conséquences : une Europe fragilisée

Le manque à gagner est monumental : 7,2 milliards d’euros de recettes fiscales s’évaporent chaque année à cause du marché illégal. Une perte d’autant plus lourde dans un contexte économique tendu.

La situation aux Pays-Bas résume la gravité du phénomène. Au dernier trimestre 2024, le GGR des casinos illégaux y a atteint 305 millions d’euros, dépassant pour la première fois celui des opérateurs légaux (298 millions). La canalisation — le pourcentage de joueurs attirés vers des offres régulées — tombe ainsi à 49 %, un seuil critique.

Les chiffres sont saisissants : 81 millions d’Européens ont utilisé en 2024 des services de jeux non régulés. Parmi eux, de nombreux joueurs interdits de jeu dans leur pays ont trouvé refuge dans ces plateformes sans garde-fous. Le risque d’addiction grimpe, les dégâts psychologiques et financiers aussi.

L’appel de l’industrie : réguler autrement

Les organisations représentatives du secteur, telles que BAGO, l’EGBA ou encore l’ECA lancent un avertissement commun. Selon elles, les politiques actuelles centrées sur les restrictions manquent leur cible. Elles plaident pour une stratégie différente :

• renforcer la lutte contre les sites illégaux,
• harmoniser les politiques européennes,
• moderniser les offres légales pour les rendre réellement compétitives,
• simplifier l’accès aux plateformes régulées sans diminuer la protection.

Comment reconquérir les joueurs ?

La grande question demeure : comment offrir une alternative légale suffisamment attractive pour détourner les joueurs du marché clandestin, tout en garantissant leur sécurité ?

Les experts s’accordent sur un point : le combat ne peut être gagné que si les États comprennent les nouveaux comportements des joueurs. La flexibilité, la rapidité et l’expérience utilisateur déterminent désormais le choix de millions d’internautes.

Il ne s’agit pas d’assouplir les règles au détriment de la protection, mais de construire des environnements contrôlés capables de répondre aux attentes réelles du public.

La crise du jeu illégal en Europe ne relève plus d’une menace diffuse : elle est une réalité chiffrée, massive, et déjà profondément enracinée. Le combat contre ce marché souterrain ne pourra être gagné qu’au prix d’une politique agile, moderne et coordonnée à l’échelle européenne.